C’est un des premiers mots que me sort n’importe quel journaliste ou étudiant, voire chercheur, qui atterrit dans le périmètre Euroméditerranée. Certes, “La Gentrification” est une manière simple et pratique de classer rapidement un nouveau quartier qu’on ne connaît pas et/ou auquel on ne comprend rien. Mais de quoi parle-t-on vraiment, et les indigné(e)s de service ne font-ils pas le jeu du système qu’ils prétendent combattre ?
Retour vers le futur
Après avoir posé le décor dans l’épisode précédent, examinons la situation de manière plus prospective.
Vous reprendrez bien un peu d’observation urbaine ?
Qui entre et qui sort des immeubles, des établissements scolaires, de la poste, de l’hôpital, de chez le kiné, des commerces en bas d’immeubles, du ciné, du restau, du bistrot, du métro, du tram et des bus ?… Comment ce paysage évolue-t-il au gré des jours, des heures, des saisons ?… C’est une question que documentent parfois certains chercheurs motivés par l’observation, et que j’ai moi-même pu approfondir l’année dernière à l’occasion d’un travail photographique sur mon quartier d’Arenc/La Villette.
Sauf à faire preuve d’une absolue mauvaise foi, on ne peut nier que la mixité sociale existe bel et bien sur le périmètre Euroméditerranée déjà construit, pour peu qu’on ne lui en demande pas plus que ce qu’elle ne peut donner – par exemple en lui attribuant des pouvoirs magiques de cohésion sociale (j’ai abordé ce sujet ici si cela vous intéresse). Cette caractéristique, associée aux transformations perpétuelles du projet urbain, confère à ces espaces un côté mouvant, protéiforme et inclassifiable, voire « étrange » comme me l’a écrit récemment un chercheur auquel j’avais fourni quelques références. S’y ajoutent bien sûr les « incontournables » marseillais : voitures garées n’importe où, déchets des commerçant dans les containers ménagers, manque d’entretien des arbres et des plates-bandes, signalétiques et travaux approximatifs…
Ceux qui ne raisonnent qu’avec des « oui mais dans les autres villes » sont donc condamnés à y vivre éternellement frustrés par cette mouvance permanente et par un certain désordre. Autre option : émigrer dans une de ces « autres villes » bien finies pour y trouver enfin la félicité entre semblables… Autant de gentrificateurs potentiels en moins, me direz-vous, sauf qu’il ne faudrait pas que cet exode finisse par s’étendre à tous ceux qui ont les moyens d’aller voir ailleurs. A défaut de quoi le fantasme de la gentrification pourrait bien se transformer en réalité de la paupérisation.
A la recherche de la boule de cristal perdue
Je reçois parfois des questions de personnes qui sont tentées par un achat dans une des résidences (présentes ou futures) d’Euroméditerranée, ou d’autres qui sont déjà propriétaires, et qui me demandent comment je pense que tout cela va évoluer. N’ayant pas de boule de cristal, je suis bien en peine de confirmer leurs espoirs ou leurs craintes. Pour tout dire, j’ai déjà assez à faire comme cela avec mes propres questionnements.
L’histoire étant néanmoins pleine d’enseignements, je commence toujours par regarder le passé avant de sonder l’avenir. Il y a dix ans, l’article du Monde cité précédemment concluait en évoquant un possible retour à la raison rue de la République avec la création de logements sociaux dans les immeubles haussmanniens. Le tournant semble finalement avoir été pris et une déclaration de travaux préalable a été déposée en 2022 par le bailleur Unicil (Action Logement) pour y créer 320 LLS.
Ces dernières années ont également vu la pression de l’Etat se renforcer sur la Ville afin qu’elle produise davantage de LLS. Tout immeuble neuf de 30 logements et plus devant sauf exception en comporter au moins 30 %, leur acceptation semblant toujours aussi faible dans les arrondissements carencés et la rareté du foncier étant ce qu’elle est, on peut gager que le plus gros des LLS continuera d’être construit sur le périmètre Euroméditerranée.
Ce qui a changé, c’est que suite à la crise immobilière et à la fin du dispositif de défiscalisation Pinel, les propriétaires privés ne représentent plus la moitié des acheteurs des appartements des futurs ensembles immobiliers d’Euroméditerranée, comme cela a pu être le cas par le passé. Les promoteurs ont donc du mal à sortir leurs programmes car ils ne peuvent plus compenser les marges basses qu’ils réalisent avec les bailleurs sociaux et institutionnels par les marges élevées qu’ils réalisent avec les propriétaires privés. Lorsque de nouveaux programmes sont malgré tout lancés, il n’est plus rare qu’ils ne comportent plus que des LLS, LLI ou autres formes de logements dits « gérés » – suggérant que d’autres montages et équilibres économiques ont été trouvés.
Sans que l’on puisse prédire ce qu’il se passera dans les 10 ou 20 prochaines années, on s’orienterait donc majoritairement vers un futur peuplement de locataires, issus des classes populaires et moyennes.
Ci-contre : extrait du dossier de presse de l’EPAEM de février 2024 avec les compositions de programmes du macro-lot “Les Fabriques”.
Ce modèle se rapprocherait alors davantage du modèle historique dit « généraliste » du logement social en France auquel 70 % des Français sont éligibles, puisque comme le rappelle l’Agence nationale de contrôle du logement social (ANCOLS) « le parc social s’adresse aussi bien aux ménages avec peu de ressources qu’aux classes moyennes, dans un objectif de mixité sociale, même si l’accent a été mis progressivement depuis les années 90 sur un fléchage plus spécifique à destination des ménages les plus modestes. » Sauf qu’entretemps l’Etat s’est désengagé – faisant au passage perdre nombre de leurs compétences et savoir-faire de construction en propre aux bailleurs – et compte en partie sur les investisseurs institutionnels (voire privés) pour financer ces logements manquants.
L’avenir des résidences d’Euroméditerranée déjà livrées est également un point d’interrogation. J’ai déjà largement documenté sur ce blog leurs problèmes de conception, de construction et de gestion (y compris par les bailleurs sociaux et institutionnels), et malgré l’état d’épuisement dans lequel tout cela nous conduit parfois, mes « collègues » d’autres conseils syndicaux et moi-même, cet article n’a pas vocation à tirer sur l’ambulance. Ce que l’on peut dire, c’est que certaines échéances se profilent d’ores et déjà dont nous devrons tirer les enseignements, qu’ils soient positifs ou négatifs.
Fin de compensations à payer pour la revente d’un logement acheté en TVA à 5,5 %, fin de la période de défiscalisation Pinel, fin de la période d’interdiction pour les bailleurs sociaux ou institutionnels de revendre les logements acquis dans ces opérations, fin de la garantie dommages-ouvrage… même si vous êtes néophyte en la matière, ce qu’il suffit de retenir c’est que tout cela arrive plus ou moins dix ans après la date de livraison d’un immeuble neuf. Autant dire qu’il y aura un « appel d’air » de logements à vendre d’ici à 2030, et qu’il faut espérer qu’ils se vendent bien afin de ne pas attirer des investisseurs peu scrupuleux. Nous sommes en effet malheureusement très bien placés à Marseille pour savoir comment finissent les immeubles mal entretenus et mal gérés par leurs propriétaires.
Patience et longueur de temps
Si le futur des résidences conditionne beaucoup celui des nouveaux quartiers, les différentes structures et équipements présents ou à venir ainsi que leur gestion jouent également un rôle majeur dans l’évolution de l’ensemble. A ce jour beaucoup d’habitants jugent l’attente de nouvelles réalisations interminable et la gestion des équipements livrés indigente – ce dernier point étant applicable à toute la ville, mais plus choquant encore lorsqu’il s’agit d’équipements neufs.
Mais si l’EPAEM peut être tenu responsable d’avoir un peu trop laissé la main aux promoteurs et mal appréhendé le sujet des commerces, il semble plus difficile de lui attribuer un rôle clé dans des projets pilotés directement par d’autres entités : Région, Département, Métropole, Ville, Port de Marseille Fos, SNCF, ministères divers et variés…
Sur le premier périmètre d’Euroméditerranée, on a par exemple vu en quelques années la Région transformer le projet d’Université régionale des métiers en Cité scolaire internationale et abandonner le projet de Cité régionale méditerranéenne du cinéma qui devait (enfin) transformer le Dock des Suds. On a aussi vu le Département racheter l’église Saint-Martin d’Arenc pour finalement la laisser continuer à se dégrader ; la Ville remplacer un projet d’école par celui d’une piscine tout en conservant une autre école – celle-ci en préfabriqué ; le Port annoncer il y a quatre ans une transformation du hangar J1 qui n’a toujours pas démarré et dont on se demande si elle a vraiment convaincu qui que ce soit à date, ne serait-ce que sur le papier…
On repart à Gap parce qu’on y a une partie de nos proches mais on ne va pas vendre : c’est ici, dans cet appartement, dans ce quartier et dans cette ville qu’on a fondé notre famille, et nos enfants seront peut-être contents de revenir y habiter.
(Habitante immeuble neuf, Arenc)
Si ces reports et changements ne sont pas tous négatifs et qu’il vaut mieux parfois réfléchir avant de construire, certains habitants se lassent donc d’attendre un avenir meilleur presque dix ans après leur arrivée.
Certes j’entends peu de personnes déclarer qu’ils partent à cause du quartier, mais je n’en entends pas beaucoup non plus dire que c’est ce qui les retient. Pour certains, son côté pratique, et notamment les transports, est néanmoins une bonne raison de rester. Pour d’autres le départ s’avère un brin nostalgique, et pour les propriétaires il n’est pas forcément synonyme de revente de leur bien.
En ce qui concerne « La Gentrification », elle ne me semble toujours pas être au menu, même si j’ai pu lire le mois dernier le témoignage d’un habitant qualifiant le quartier de « cool ». Mais après discussion il semble qu’il voulait juste signifier qu’il s’y trouvait bien… au point quand même de croire en cette tour dont je me demandais en début d’article qui allait en vouloir à ce prix.
Bref, il souffle une sorte de chaud et froid que l’on peut interpréter soit comme inhérent aux hoquets de tout projet urbain, soit comme un signal qu’il serait utile de documenter de manière fiable et objective afin de savoir si les feux sont au vert, à l’orange ou au rouge.
Une bonne occasion peut-être de rendre la parole aux premiers concernés ?
Bibliographie/Webographie succincte sur ce thème
AUTHIER Jean-Yves, BIDOU-ZACHARIASEN Catherine, « La question de la gentrification urbaine » (Editorial), Espaces et sociétés : « La gentrification urbaine », n°132-133, 2008, pp. 13-21.
BIDOU-ZACHARIASEN Catherine (dir.), Retours en Ville, Paris : Descartes et Cie, 2003.
BOURDIN Alain, « Gentrification : un ‘concept’ à déconstruire », Espaces et sociétés : « La gentrification urbaine », n°132-133, 2008, pp. 23-37.
FIJALKOW Yankel, PRETECEILLE Edmond, « Gentrification : discours et politiques urbaines » (Introduction), Sociétés contemporaines : « Gentrification, discours et politiques », n°63, 2006, pp. 5-13.
GASQUET-CYRUS Médéric, TRIMAILLE Cyril, « Être néo quelque part : la gentrification à Marseille et ses implications sociolinguistiques », Langage et société : « Entre gentrification et ségrégation langagière », n°162, 2017, pp. 81-105.
MATEOS ESCOBAR David, « Le processus de gentrification rend-il compte des dynamiques de peuplement des quartiers centraux de Marseille ? », Langage et société : « Entre gentrification et ségrégation langagière », n°162, 2017, pp. 47-51.
RERAT Patrick, SODERSTROM Ola, BESSON Roger, PIGUET Etienne, « Une gentrification émergente et diversifiée : le cas des villes suisses », Espaces et sociétés : « La gentrification urbaine », n°132-133, 2008, pp. 39-56.
SIOU Hervé, BLANCK Julie, « La gentrification : un phénomène urbain complexe et son utilisation par les pouvoirs publics», 2008 [en ligne]
https://www.citego.org/bdf_fiche-document-1492_fr.html
La gentrification, un terme complexe, 2016 [en ligne] https://controverses.minesparis.psl.eu/public/promo14/promo14_G19/www.controverses-minesparistech-4.fr/_groupe19/index1a57.html?page_id=127
Glossaire Géoconfluences : Gentrification [en ligne] https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/gentrification
2 réponses sur « Pour en finir avec “La Gentrification” (2/2) »
… des vertus de l’observation participante ! dp
Preuve qu’à la surprise générale, il y a bien quelques-uns qui habitent ici… et en plus, ils parlent !