C’est un des premiers mots que me sort n’importe quel journaliste ou étudiant, voire chercheur, qui atterrit dans le périmètre Euroméditerranée. Certes, “La Gentrification” est une manière simple et pratique de classer rapidement un nouveau quartier qu’on ne connaît pas et/ou auquel on ne comprend rien. Mais de quoi parle-t-on vraiment, et les indigné(e)s de service ne font-ils pas le jeu du système qu’ils prétendent combattre ?
« Y’a personne qui habite ici » (?)
Mais tout d’abord, il me faut faire état d’un paradoxe. J’ai déjà documenté par le passé l’étrange invisibilité des habitants des nouveaux quartiers d’Euroméditerranée – à tel point que lors de la Biennale de la Joliette 2023, nous autres anciens et nouveaux habitants du périmètre avions ironiquement baptisé notre balade : « Y’a personne qui habite ici ».
Cependant, un certain nombre de personnes extérieures au quartier ne se gênent pas pour parler ou tirer des conclusions à notre place (et bien sûr sans avoir sérieusement enquêté). Nous existons, donc, mais souvent par les récits plus ou moins abracadabrants de non-habitants.
Etrange confiscation.
Ci-contre : extrait d’un billet de blog publié sur l’Agora de Marsactu par un supposé “sachant”.
De quoi et de qui parle-t-on ?
Pour commencer, le « quoi » fait débat, et pas seulement en France. S’agissant d’un billet de blog et non d’un travail de recherche, je me contenterai ici de renvoyer à une courte bibliographie en fin d’article, ainsi qu’à l’éclairante introduction de l’ouvrage de Catherine Bidou-Zachariasen « Retours en Ville » : Le terme « gentrification » a été utilisé pour la première fois par Ruth Glass, au début des années soixante (Glass, 1963) pour décrire le processus à travers lequel des ménages de classes moyennes avaient peuplé d’anciens quartiers dévalorisés du centre de Londres, plutôt que d’aller résider en banlieues résidentielles selon le modèle dominant jusqu’alors pour ces couches sociales. Dans cette notion, l’auteur entendait à la fois une transformation de la composition sociale des résidents de certains quartiers centraux, à travers le remplacement de couches populaires par des couches moyennes salariées et un processus de nature distinct, celui de la réhabilitation, de l’appropriation et de l’investissement par ces couches sociales d’un stock de logements et de quartiers ouvriers ou populaires.
De nombreux auteurs par la suite ont repris ce terme, certains n’y voyant qu’un phénomène limité dans le temps et n’ayant concerné qu’un nombre très restreint de villes anglo-saxonnes (Bourne, 1993). D’autres lui ont réservé un emploi plus extensif. « La gentrification est un phénomène à la fois physique, économique, social et culturel. Elle implique non seulement un changement social mais aussi un changement physique du stock de logements, à l’échelle de quartiers, enfin un changement économique sur les les marchés foncier et immobilier. […] C’est cette combinaison de changements sociaux, physiques et économiques qui distingue la gentrification comme processus ou ensemble de processus spécifiques. » (Hamnet, 1984). Plus récemment, le sens du terme s’est élargi et a été utilisé par certains pour désigner les fractions supérieures des classes moyennes résidant dans les copropriétés de standing dans le centre des grandes villes (Sassen, 1996).
Je partage pour ma part l’opinion du sociologue et urbaniste Alain Bourdin, qui souligne dans son article Gentrification : un ‘concept’ à déconstruire que : La simplification conduit à mêler des phénomènes très différents en les rendant illisibles, sauf à travers un prisme idéologique.
En ce qui concerne le « qui », Yankel Fijalkow et Edmond Préteceille indiquaient en 2006 que : Cette question de l’identification des nouvelles catégories moyennes s’installant dans des quartiers populaires reste donc une question de recherche ouverte, car la diversité des résultats obtenus par les travaux qui ont cherché à y répondre de façon détaillée donne à penser qu’un des dangers de l’usage du terme de gentrification est d’unifier à l’excès des processus sociaux qui peuvent être de nature différente.
Lorsque l’étiquette de « La Gentrification » est collée au périmètre Euroméditerranée, il s’agirait potentiellement de milliers d’habitants aisés venus s’y installer ces dix dernières années, voire il y a un peu plus longtemps, et qui auraient remplacé ceux qui habitaient là avant eux. Sachant qu’une partie de ce périmètre était inhabité et que c’est justement la raison pour laquelle une opération d’aménagement d’une pareille ampleur a pu y être programmée.
Certes, l’identification du profil des habitants est ardue car l’Etablissement Public d’Aménagement Euroméditerranée (EPAEM) n’a pas (ou ne diffuse pas) de statistiques sur le sujet. Mais en dehors de constater que les cinq arrondissements sur lesquels s’étend partiellement l’opération caracolent toujours en tête des taux de pauvreté les plus élevés des Bouches-du-Rhône, on peut quand même effectuer des croisements avec les données de l’Agence d’urbanisme de l’agglomération marseillaise (Agam) et notamment son Marseille par quartiers.
J’ai montré lors de travaux précédents sur le « Parc Habité » d’Euroméditerranée qu’utiliser les données de PCS et de formation produites par l’Agam en les affinant au niveau de l’IRIS afin de reconstituer ces évolutions sur le périmètre était une piste, toute imparfaite qu’elle soit. Les chiffres ne montraient pas de remplacement d’une population par une autre, mais plutôt un début de création de mixité.
N’ayant pas l’âme d’une statisticienne ni le souhait de le devenir je me suis limitée pour cet article à un comparatif des données déjà en ma possession sur les principaux quartiers concernés par l’opération Euroméditerranée 1.
Il aurait été intéressant de pouvoir remonter jusqu’à 2013, mais l’Agam n’a pas donné suite à mes demandes. Pour bien faire, il faudrait également retraiter ces données en y retranchant celles des IRIS non concernés. A terme nous devrons aussi y ajouter les données du reste du périmètre Euroméditerranée, sur lequel nous n’avons pour l’instant pas suffisamment de recul, et bien sûr continuer à mettre tout cela à jour au fur et à mesure des recensements.
Ces limites posées, l’histoire semble pour l’instant aller vers une réduction des écarts dans certains de ces quartiers entre les différentes classes de PCS et de niveaux de formation par rapport aux pourcentages marseillais. Pas vraiment de quoi crier au loup.
Tout questionnable que soit le choix qui a finalement été fait d’une politique de mixité exogène par rapport à celui d’une mixité endogène, on reste en tout cas bien éloigné d’un prétendu remplacement des « pauvres par des riches », puisque c’est malheureusement à peu près à ce niveau que se situe le débat, ou ce qui en fait office.
Un rappel sur ce dont on parle lorsque l’on évoque les différents niveaux de richesse et de pauvreté[1] n’est d’ailleurs pas superflu, alors que l’Observatoire des inégalités a justement publié cette année son troisième Rapport sur les Riches en France.
On peut bien sûr toujours raisonner par l’absurde avec des « aïe aïe aïe ça va faire venir des gens », comme le déclarait notre ancienne adjointe à l’urbanisme il y a deux ans dans La Marseillaise à propos du centre-ville, ou encore juger que les nouveaux habitants ne sont « pas assez pauvres », comme conclut lui aussi ironiquement un de mes voisins de Smartseille face aux jugements à l’emporte-pièce. Mais avec des immeubles comportant au minimum 25 % de logements sociaux (LLS), autant de logements intermédiaires (LLI)[2] et des malfaçons en pagaille dans des quartiers qui restent peu attractifs, on s’éloigne d’entrée d’une « gentry » qui viendrait envahir ces quartiers.
Et surtout, en fantasmant cette gentrification on remet une pièce dans la machine de ce qu’en racontent ses promoteurs (au propre comme au figuré) et de ce qui était probablement leur projet initial. Car loin de moi l’idée de prétendre qu’il n’a jamais été question d’essayer de gentrifier ce périmètre : l’espoir sous-jacent était même probablement, comme au milieu du XIXe siècle, d’y faire s’installer massivement des classes bourgeoises.
Un article fouillé du journal Le Monde paru en 2015 ne dit pas autre chose : « La mairie de Marseille [de droite à l’époque] a-t-elle voulu aller plus vite que ses habitants dans sa volonté d’embourgeoiser son centre ? »
L’urbaniste David Mateos Escobar y pose lui aussi un diagnostic difficilement réfutable : « La mairie n’arrive pas à se défaire du mythe du néo-marseillais qui viendrait sauver la ville de la crise en s’installant en centre-ville, mais elle refuse de voir la réalité sociale de Marseille. » Le coup de grâce est porté par une série de références à l’anthropologue et sociologue Michel Peraldi : « une ‘gentrification ratée’ liée avant tout à ‘l’absence de tradition et de toute attractivité du centre portuaire chez les nantis marseillais’ qui s’installent dans d’autres quartiers, ailleurs dans la métropole ou sur le littoral. »
Ici et maintenant
Ce décor sommairement posé, qu’en est-il aujourd’hui ?
Tout d’abord, les « Parisiens » (comprenez : tous ceux qui viennent d’au-dessus d’Avignon) sont plus que jamais accusés de tous les maux ou presque. La vérité ne sortant heureusement pas que de la bouche de Facebook, certains sociologues même clivants comme Kevin Vacher tempèrent : « Ces luttes habitantes sont déjà un mouvement d’appropriation des terres (urbaines), une revendication digne et écologique d’un désir de ne plus subir un système qui arrache nos existences à leurs espaces. Quand nous, Marseillais, nous marmonnons contre l’arrivée des Parisien·nes, c’est cela que nous contestons. Il n’est jamais question de refuser l’arrivée de personnes cherchant un logement à prix abordable et fuyant une capitale devenue invivable. Ce que nous dénonçons, c’est l’afflux de rentiers, de riches arrivants ou de propriétaires d’Airbnb qui s’emparent progressivement d’une ville dans laquelle nous luttons chaque jour pour faire valoir notre droit à décider de notre avenir. »
On comprend en tout cas que l’imaginaire de « sauveurs » qui viendraient de l’extérieur a perdu de sa superbe, même s’il survit encore dans la tête de certains édiles. Quant à attirer des entreprises mondiales qui viendraient stimuler massivement l’économie et l’emploi – et même si Euroméditerranée tire son épingle du jeu – l’objectif d’une relocalisation marseillaise équivalente à celle du siège social de la CMA-CGM de 2002 semble s’être passablement éloigné, tandis que les data centers font des petits sur le port et au-delà.
Dans les faits, si l’on exclut le solde naturel, Marseille continue à perdre des habitants (une analyse par arrondissement sur la période 2015-2019 est disponible sur le site de l’Agam ici).
Que ce soit en termes de populations ou de nouvelles implantations, peut-être la stimulation de nos propres forces a-t-elle donc été quelque peu délaissée au profit des rêves de grandeur finalement inaboutis de certains.
Ci-contre : près des tours de Constructa sur les Quais d’Arenc, un artiste sans domicile fixe nous fait régulièrement part de ses réflexions.
Pour en revenir à Euroméditerranée stricto-sensu – et même si le débat fait pafois rage – ni les « nantis marseillais », ni la foule des « Parisiens », ni les « rentiers, riches arrivants », n’y ont élu domicile, sauf bien sûr dans les discours de promoteurs. La transformation des locations en AirBnb commercial est elle aussi exclue puisque non compatible avec le statut des logements (LLS, LLI ou investissements Pinel), et qu’elle nécessiterait par ailleurs une autorisation du syndicat des copropriétaires votée en assemblée générale (on veille !).
On attend donc de voir qui va bien pouvoir venir occuper les appartements à 12 000 euros du m2 de la tour d’habitation H (devenue M) 99 du promoteur Constructa, en gestation depuis presque 20 ans, même si ceux-là pourront toujours comme à « La Porte Bleue » être transformés en meublés de tourisme.
Ci-contre : extrait d’une discussion Facebook à propos des appartements “de standing” des tours de Constructa.
A l’autre extrême, la violence gratuite des commentaires de certains et l’ignorance ou le paternalisme d’autres envers le nord de la ville et ses habitants ne faiblissent pas : pour ceux-là, un euro investi au nord est un euro gâché. Entre leur paresse intellectuelle et celle de ceux qui se contentent de rester bloqués 20 ans en arrière à « La Gentrification » de la rue de la République, il y a donc fort à faire pour rétablir un semblant de vérité contemporaine. Et ayant récemment entendu quelqu’un mentionner très sérieusement « La Gentrification » de la Porte d’Aix, je ne pense pas que nous soyons au bout de nos peines.
Pas la peine non plus de compter sur nos élus de proximité pour prendre en compte le terrain tel qu’il est vraiment aujourd’hui. En 2022, le maire des 2e et 3e arrondissements déclarait à La Provence à propos des résidences neuves d’Euroméditerranée que « ce sont des îlots fermés avec des conciergeries, des restaurants, des crèches, au sein même des résidences, et les gens vivent en vase clos. », ce qui prouvait simplement qu’il n’y avait jamais mis les pieds. Il réitérait même fin 2023 en décrétant lors d’une réunion publique que le quartier s’était « embourgeoisé », ce qui ne manquait pas de nous faire pouffer de rire, mes voisins des Docks Libres et moi-même. Pas de son pas d’image en revanche lorsque cet été une de ces mêmes résidences était le théâtre d’un réglement de comptes qui secouait une partie du quartier.
En résumé, cinq ans après l’avoir citée une première fois, ce sont toujours les paroles de mon amie de la Belle de Mai qui résonnent le mieux : « En effet, nous aussi on l’attend toujours, la ‘gentrification’ – ha ! ha ! ha ! ».
Alors soit, il est agaçant de lire tout et n’importe quoi à propos d’un quartier et de ses habitants, qui plus est lorsque l’on y habite soi-même et que l’on y consacre une (grande) partie de sa vie depuis plus de sept ans. L’exemple récent de la nouvelle Cité scolaire internationale qualifiée de « véritable provocation » à notre égard nous apprend par exemple que nous pouvons avoir été provoqués sans le savoir, et que cet établissement est « un ghetto [de riches bien sûr] » même si les chiffres montrent le contraire.
Ci-contre : extrait d’un autre billet de blog publié sur l’Agora de Marsactu, toujours par le même “sachant”.
Mais tout cela n’aurait pas vraiment d’importance si ces présomptions de culpabilité permanentes n’invisibilisaient pas d’autres hypothèses, potentiellement plus inquiétantes que celle d’une fantasmagorique gentrification.
Je vous en parlerai dans l’épisode suivant.
[1] L’Observatoire des inégalités fixe le seuil de pauvreté à 50 % du niveau de vie médian alors que l’INSEE le fixe à 60 %.
[2] Logement géré par un bailleur institutionnel (souvent CDC Habitat ou In’li) et dont le loyer se situe comme celui du dispositif Pinel entre celui du parc social et celui du marché (environ 12 % moins cher que le marché), sous conditions de ressources. Si les plafonds de ressources de location de ces logements sont élevés, c’est comme partout la demande qui fait le marché. Ainsi dans les zones tendues les LLI peuvent-ils abriter des locataires aux ressources bien en-deçà de ces plafonds, voire éligibles au LLS mais qui ne parviennent pas à accéder à un parc social saturé.
6 réponses sur « Pour en finir avec “La Gentrification” (1/2) »
Merci pour cet article.
Très enrichissant.
Merci pour tous ce que vous faites pour nous.
Habitants du quartier.
Merci de suivre ce blog et pour vos encouragements ! 🙂
Bravo Claire pour ce premier article richement argumenté qui vient contrecarrer un discours dominant simpliste et sans solide fondement! On l’attendait!!! Hâte de lire la suite annoncée.
Merci Brigitte pour ce retour ainsi que pour les références que tu m’as fournies et qui m’ont bien aidée à cerner le sujet ! La suite est désormais en ligne ici : https://www.euromedhabitants.com/euromedhabitants-62/
Bien que n’étant présent qu’en pointillé dans ce quartier, j’adhère à ton regard expert et comprends ton agacement ! dp
Merci Daniel. Même en ne résidant ici “qu’en pointillé”, ton avis (d’habitant et de professionnel) est certainement plus éclairé que certains autres 😀