Après trois ans passés à explorer le présent d’Euroméditerranée et autres sujets connexes, je saisis l’occasion d’un travail que j’ai effectué dans le cadre d’un Master en urbanisme pour vous parler du passé d’Arenc.
Que les vrais historien(ne)s me pardonnent par avance mes éventuelles erreurs et n’hésitent pas à me les signaler : les sources sont parfois contradictoires et n’étant qu’amateur je n’ai peut-être pas toujours bien compris ou fait les bons choix.
Histoire d’Arenc en quelques lieux (suite)
La construction du nouveau port et les années fastes
Un port hors les murs
Du XVe au XIXe siècle, c’est sur ce qu’on appelle aujourd’hui le « Vieux Port » que se concentre l’économie de Marseille. Mais avec l’essor du trafic portuaire au début du XIXe, notamment grâce à l’avènement de la machine à vapeur, la congestion devient inévitable, et ingérable. Des projets d’extension sont évoqués, un bassin de carénage est créé en 1829, mais comme l’explique Marcel Roncayolo, l’objectif reste « multiple et donc compliqué : en gros, les travaux doivent obéir à trois fins : créer un ou deux ports auxiliaires (dont il faut aussi fixer l’affectation), ouvrir une nouvelle sortie, mieux protégée, car la passe est dangereuse par vent du nord, construire enfin ce dock…»
Cette période est une période d’expansion pour les grandes villes françaises et Marseille ne fait pas exception. Entre 1830 et 1905, sa population va passer de 130 000 à 550 000 habitants et une explosion urbaine va se produire avec le développement des chemins de fer, de grands travaux d’urbanisme, la mise en place progressive de faubourgs industriels où vont affluer les travailleurs des vallées alpines et de l’Italie, et, donc, la création de nouveaux bassins portuaires au nord de la ville.
Sans être arrivé à mettre tout le monde d’accord, et sous la pression de la Chambre de commerce, inquiète de la concurrence étrangère, le Conseil général des Ponts approuve finalement le projet de construction du port de la Joliette des ingénieurs Montluisant et Toussaint, projet sanctuarisé par la loi du 5 août 1844 qui permet de débloquer les moyens financiers nécessaires aux travaux. Auparavant Montluisant ne s’est pas privé de commenter : « L’intérêt privé est ici en opposition avec l’intérêt général, parce qu’il redoute que les facilités que l’on devra aux nouveaux travaux fassent cesser le monopole et les abus dont il profite, que les loyers exorbitants des magasins et des entrepôts diminuent et que quelques habitudes prises puissent cesser. »
Le quartier d’Arenc longe les bassins qui vont être construits jusqu’en 1910, avec des transformations successives (y compris de noms) : bassin de la Joliette, bassin du Lazaret et bassin d’Arenc, bassin National, bassin de la Pinède, bassin Président Wilson. Les travaux se font par remblai jusqu’à atteindre la côte requise par le tirant d’eau des bateaux attendus, offrant d’immense terrains vierges à la construction, et une « grande jetée » (l’actuelle digue du large) protège l’ensemble.
Une extension du bassin de la Joliette jusqu’au fond de l’anse d’Arenc (là où se trouvait la fameuse plage) est pensée par l’ingénieur Louis Toussaint dès 1847. Le bassin d’Arenc en lui-même est mis en chantier en 1856. En 1865, un môle enraciné sur la digue du large est construit face au môle d’Arenc, puis équipé en 1888 d’une passerelle mobile qui permet l’accès à la jetée du large depuis la rive : le pont tournant d’Arenc, toujours en fonction. La digue du large, elle, est fermée au public depuis 2001, au grand dam des Marseillais dont elle était jusqu’alors un lieu de promenade très prisé.
Sur une carte des Ponts et Chaussées de 1855 figurent en bleu les « travaux projetés par la Ville pour l’amélioration et la création de divers quartiers », dont 391 500 m2 de parcelles entre entre la Joliette et la place de la Major, qui sont rachetées à l’Etat par le banquier Jules Mirès (1809-1871), au fur et à mesure des remblayages de la construction du nouveau port. On appelle encore aujourd’hui cette zone la « trame Mirès », du fait de son découpage en îlots réguliers.
Importé de Londres, le modèle du dock-entrepôt qui allie bassins, hangars, magasins et engins de levage (grues, treuils, élévateurs…) va s’imposer sur les quais avec la Compagnie des Docks et Entrepôts de Marseille de Paulin Talabot. Le chemin de fer vient compléter ce changement de la physionomie géographique et économique du quartier.
Le port est desservi par voie ferroviaire dès 1848 et les magasins des docks et leurs grands entrepôts construits entre 1858 et 1864 sont reliés grâce à une voie ferrée dédiée pour faciliter le transit des marchandises acheminées par bateaux, et inversement.
Le port et ses gares de la Joliette, et plus tard d’Arenc, assurent la jonction du commerce continental avec le commerce méditerranéen et colonial d’Afrique, d’Amérique et, grâce à l’ouverture du canal de Suez en 1869, d’Asie. Vers 1880, Marseille est le premier port d’Europe continentale.
les chemins de fer à Marseille en 1904
(source : local.attac.org)
La première ligne de tramway hippomobile est quant à elle inaugurée en 1876 sur un itinéraire qui relie les Chartreux à la Joliette, puis est prolongée jusqu’à Arenc.
Entretemps les armateurs ont fait leur apparition avec les grandes compagnies maritimes qui vont traverser le XIXe siècle. L’activité maritime passe des mains des négociants aux mains de ces spécialistes de « l’armement ». Dans le cadre de leur politique de diversification des trafics ils vont aussi développer les activités de transports de passagers. En 1870, le trafic passager du port s’élève déjà à 200 000 personnes par an.
Les extensions vont se poursuivre lors de la reconstruction du port suite à la destruction des deux tiers des infrastructures par les Allemands en 1944, qui a notamment retardé la construction du bassin Mirabeau.
C’est également à ce moment-là que, profitant de la disparition de la Compagnie des Docks de Talabot, ex concessionnaire des bassins du Lazaret et d’Arenc, la Direction du Port et la Chambre de Commerce vont constituer un ensemble spécialement adapté à l’important trafic maritime avec l’Afrique du Nord.
Une industrie plurielle
« Arenc n’a plus ni guiguette des Colonnes, ni Fach, ni Reboul, ni Chaulan, ni oursins, ni bouillabaisse, ni affluence de lavandières au vert caquet. Mais il possède d’immenses usines dont les cheminées pyramidales enfument tout le quartier… » poursuit Victor Gelu dans son Lou Garagai en 1872. De fait, le paysage jusque là plutôt champêtre d’Arenc se modifie sensiblement au XIXe siècle, avec non seulement un nouveau port mais de nouvelles usines.
Marseille participe pleinement à la première révolution industrielle (1830-1860) dans l’huile, le sucre, le savon mais aussi dans le soufre, les acides, la soude, le ciment, les tuiles, les briques… et beaucoup d’industries sont groupées dans le voisinage des bassins du port. Les éditions de « L’indicateur marseillais » de l’époque témoignent d’ailleurs de ce que le quartier tout entier est occupé par le commerce et l’industrie.
Certaines comme les minoteries, les savonneries et les huileries, existent néanmoins depuis le XVIIIe siècle. Il s’agit souvent d’entreprises de petite taille, mais qui prennent de l’ampleur grâce à l’apparition de la machine à vapeur. Important des matières premières (sésame, coprah, arachide, bois, caoutchouc, etc.) et redistribuant les produits manufacturés, Marseille devient alors une véritable puissance industrielle. Il faut également noter l’importance de la métallurgie (plomb, fer) et de l’industrie chimique qui représentent une part importante des revenus. La soude, d’abord végétale au XVIIIe siècle, puis artificielle au XIXe, est utilisée notamment par la savonnerie, et le soufre pour les engrais, alors que la construction mécanique et la transformation des métaux fournissent machines et moyens de transport.
Des industriels marseillais réussissent également la « seconde révolution industrielle » commencée en 1880, en investissant personnellement, par l’actionnariat public ou avec l’appui des banques régionales.
Ci-contre : la minoterie Feuillère, 8b boulevard de Paris, en 1904 (source : Provence Historique)
Une précieuse carte industrielle de Marseille datée de 1926 nous montre ce qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui dans le quartier : une ribambelle d’usines métallurgiques et mécaniques le long des quais et dans l’arrière-port, ainsi que des minoteries, des brasseries, des usines de produits chimiques et des huileries.
Une fracture urbaine déjà présente
La création des Bassins Est et l’énorme trafic qu’ils génèrent ainsi que le développement de l’industrie ont créé un afflux massif de main d’œuvre, notamment italienne. Mais aucun véritable projet n’a été entrepris pour loger cette population. La vieille ville reste enclavée, sous-équipée et insalubre tandis qu’une partie des terrains gagnés sur la mer à la Joliette font l’objet de spéculation par Mirès. Les premières habitations à bon marché (HBM, ancêtres des HLM), ne verront le jour qu’à la fin du XIXe siècle. En attendant, chacun va se loger comme il peut dans les arrière-quartiers ou plus au Nord, et pas toujours dans les meilleures conditions.
D’un point de vue urbanistique, « entre 1850 et la crise de la fin des années 1860, le grand projet reste de rendre à l’ensemble son unité », nous dit Roncayolo, alors que la ville ancienne au nord du Vieux Port contraste déjà avec la ville moderne à son sud, et que la nouvelle ville en association avec les bassins de la Joliette reste à inventer. Il s’agit de « tirer les beaux quartiers et les quartiers de prestige vers les espaces nouveaux, destinés à l’échange : c’est l’objet principal de la spéculation avec Mirès, [les frères] Pereire, le percement de la rue Impériale et la ‘régénération’ de la vieille ville. » Ces spéculateurs, et en particulier Mirès, ne réussiront pas leur pari. Le 1er décembre 1860, quelques mois avant que Mirès ne soit condamné pour diverses escroqueries, la délibération du Conseil Municipal de Marseille indique que les immeubles haussmanniens construits par Mirès sur les terrains qu’il a achetés le long du quai de la Joliette « seraient d’une location difficile et ne produiraient qu’un faible revenu ; qu’il serait beaucoup plus avantageux, non seulement dans un intérêt général, mais surtout dans l’intérêt des porteurs d’obligations, de substituer pour le moment à ces constructions luxueuses des maisons d’habitation plus modestes, d’une location plus facile, plus certaine et par conséquent d’un produit plus élevé. »
Il faudra, poursuit Roncayolo « Plus d’un demi-siècle-pour liquider les conséquences des anticipations de Mirès et des Pereire. Des résultats décevants aussi ; car si quelques immeubles de l’ex-rue Impériale, devenue rue de la République, rassemblent un peuplement bourgeois, l’essentiel de la clientèle amorce, avant la lettre, la clientèle des HBM de l’entre-deux guerres : ouvriers qualifiés aux revenus relativement sûrs ; mécaniciens et agents des compagnies maritimes ; petits employés. Rien des quartiers de prestige un moment entrevus, du moins pour une partie du projet. » Marseille, nous dit encore Roncayolo, ne sortira que très difficilement de cette « crise immobilière qui a juxtaposé les excès d’une construction de luxe ou de bonne bourgeoisie et les besoins immédiats couverts tant bien que mal, grâce à la multiplication des lotissements, des ‘maisons basses’ auto-construites ou louées par les classes populaires. »
Dans l’arrière-port, entre l’ancienne avenue d’Arenc (aujourd’hui avenue Roger Salengro) et la rue Peyssonnel, subsiste ainsi pendant plus de 30 ans un « modèle de bidonville marseillais », dont les chefs de famille travaillent pour la plupart pour l’industrie, le bâtiment et le port. « L’enclos Peyssonnel », comme on le nomme alors, ne disparaîtra qu’en 1954 pour laisser place à un groupe scolaire (les actuelles écoles Peyssonnel 1 et 2).
La ville va rester, durablement, scindée entre Nord et Sud, et cette tentative d’inclusion de la « nouvelle ville » au reste de la cité est toujours d’actualité, tout comme le problème du logement insalubre.
L’abandon
« Après la Libération, » peut-on lire dans une publication du Port Autonome de Marseille de 2005 « un véritable travail de reconstruction et d’adaptation permet au port de Marseille de rester une grande place d’armement maritime ouverte sur le monde », mais « Les années suivantes voient la dissolution de l’empire colonial. Pour Marseille, porte d’entrée sur l’Afrique, l’Orient et l’Extrême-Orient, ces bouleversements touchent le port de plein fouet, mais aussi l’industrie qui utilise des matières premières provenant des colonies. »
Avec la fin du trafic colonial, la reconversion industrielle dans le pétrole et la métallurgie vers l’étang de Berre, puis la création d’un bassin portuaire ouest à Fos en 1965, les hangars, les docks et les usines du bassin Est se vident. Plus généralement, entre 1960 et 1990 Marseille subit un véritable choc de désindustrialisation et voit disparaître les fleurons de son industrie. Un certain nombre de membres de grandes familles industrielles ont aussi trouvé dans le programme d’urbanisation des années 1960 – qui doit notamment permettre de faire face à l’afflux de rapatriés algériens – les moyens d’une reconversion profitable qui leur a permis de liquider les usines et les ateliers pour bâtir des logements en transformant leur capital industriel en capital commercial immobilier.
A quelques exceptions près (les établissements Richardson, le silo de la Madrague-Panzani, les Grands Moulins Storione…), aucune de ces anciennes entreprises du quartier n’est aujourd’hui encore en service.
Ci-contre : entre le cap Pinède et le cap Janet, le silo de la Madrague/ Semoulerie de Bellevue, dit « silo Panzani », toujours en service, © D. Lenoir
Beaucoup de bâtiments ont été détruits – notamment la centrale thermique du cap Pinède et d’autres usines dont on distingue encore les cheminées sur les anciens clichés – d’autres ont été préservés ou reconvertis en tout ou partie (le Silo d’Arenc, les docks de la Joliette, les Tissus Noailles/ Ecole Chevalier Paul, la savonnerie du Fer à Cheval/dépôt archéologique de la ville de Marseille, les entrepôts Cuoq/data center…).
Ci-contre : la centrale du Cap Pinède, arrêtée en 1960 et définitivement détruite en 1974 pour ouvrir l’autoroute A55 (source : La Marseillaise, 23 juillet 2014)
D’autres encore, comme l’église Saint-Martin d’Arenc ou le hangar J1 font l’objet de projets de reconversion pas toujours faciles à suivre…
Des « années noires », on ne retient tristement d’Arenc que le scandale de la « prison clandestine d’Arenc » située dans le hangar A du môle 3 du port, et ancêtre des actuels Centres de Rétention Administratifs (CRA). Utilisé par l’Etat à partir de 1963 pour détenir les ressortissants algériens non admis sur le territoire français avant de les renvoyer chez eux par bateau, l’existence illégale de ce centre n’est dénoncée publiquement qu’en 1975. En 1981, le hangar A devient officiellement un des CRA créés par la loi du 29 octobre de la même année. Le hangar sera détruit en 2006 et le centre transféré à son emplacement actuel, boulevard des peintures, dans le quartier du Canet.
Dans le même temps, les routes, passerelles et autoroutes sont venues occuper l’espace libéré par le commerce et les industries, tandis que le transport des passagers a pris une part prépondérante dans les activités des Bassins Est.
Prochain épisode : Le nouvel Arenc, une drôle d’histoire
Un grand merci à l’équipe de « La compagnie des rêves urbains » – passionnée comme moi par ce quartier et par Marseille en général – pour ses apports iconographiques sur l’ensemble de ce travail.